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GRF : Elèves acteurs de la lecture analytique
10 janvier 2012

Le Réalisme et son évolution

 

Je suis parti de deux textes qui sont à l'origine dans les Annales Zéro de l'EAF : j'ai simplement modifié l'angle d'approche pour que l'ensemble soit abordable en classe de Seconde, en deux heures, après une séquence consacrée à Balzac. Mon objectif était de montrer aux élèves que la volonté d'être réaliste peut prendre, en littérature, des formes bien différentes les unes des autres.

Voici les textes :

Le réalisme et son évolution


Texte A

Dans La Femme de trente ans, Honoré de Balzac raconte différents moments de la vie
de Julie, l’héroïne. Elle apparaît tout d’abord en 1813, éprise d’un bel officier, Victor,
comte d’Aiglemont, qu’elle épousera par la suite et qui, par ses infidélités répétées, la
rendra très malheureuse.

Quand les manœuvres furent terminées, l’officier d’ordonnance arriva à bride abattue et
s’arrêta devant l’empereur pour en attendre les ordres. En ce moment, il était à vingt pas de
Julie, en face du groupe impérial, dans une attitude assez semblable à celle que Gérard1 a
donnée au général Rapp dans le tableau de la Bataille d’Austerlitz. Il fut permis alors à la
jeune fille d’admirer son amant2 dans toute sa splendeur militaire. Le colonel Victor
d’Aiglemont, à peine âgé de trente ans, était grand, bien fait, svelte ; et ses heureuses
proportions ne ressortaient jamais mieux que quand il employait sa force à gouverner un
cheval dont le dos élégant et souple paraissait plier sous lui. Sa figure mâle et brune
possédait ce charme inexplicable qu’une parfaite régularité de traits communique à de jeunes
visages. Son front était large et haut. Ses yeux de feu, ombragés de sourcils épais et bordés
de longs cils, se dessinaient comme deux ovales blancs entre deux lignes noires. Son nez
offrait la gracieuse courbure d’un bec d’aigle. La pourpre de ses lèvres était rehaussée par
les sinuosités de l’inévitable moustache noire. Ses joues larges et fortement colorées
offraient des tons bruns et jaunes qui dénotaient une vigueur extraordinaire. Sa figure, une
de celles que la bravoure a marquées de son cachet, offrait le type que cherche aujourd’hui
l’artiste quand il songe à représenter un des héros de la France impériale. Le cheval trempé
de sueur, et dont la tête agitée manifestait une extrême impatience, les deux pieds de devant
écartés et arrêtés sur une même ligne sans que l’un dépassât l’autre, faisait flotter les longs
crins de sa queue fournie ; et son dévouement offrait une matérielle image de celui que son
maître avait pour l’empereur. En voyant son amant si occupé de saisir les regards de
Napoléon, Julie éprouva un moment de jalousie en pensant qu’il ne l’avait pas encore
regardée. Tout à coup, un mot est prononcé par le souverain3. Victor presse les flancs de son
cheval et part au galop ; mais l’ombre d’une borne projetée sur le sable effraie l’animal qui
s’effarouche, recule, se dresse, et si brusquement que le cavalier semble en danger. Julie
jette un cri, elle pâlit ; chacun la regarde avec curiosité, elle ne voit personne ; ses yeux sont
attachés sur ce cheval trop fougueux que l’officier châtie tout en courant redire les ordres de
Napoléon. Ces étourdissants tableaux absorbaient si bien Julie, qu’à son insu elle s’était
cramponnée au bras de son père à qui elle révélait involontairement ses pensées par la
pression plus ou moins vive de ses doigts. Quand Victor fut sur le point d’être renversé par
le cheval, elle s’accrocha plus violemment encore à son père, comme si elle-même eût été en
danger de tomber. Le vieillard contemplait avec une sombre et douloureuse inquiétude le
visage épanoui de sa fille, et des sentiments de pitié, de jalousie, de regrets même, se
glissèrent dans toutes ses rides contractées. Mais quand l’éclat inaccoutumé des yeux de
Julie, le cri qu’elle venait de pousser et le mouvement convulsif de ses doigts, achevèrent de
lui dévoiler un amour secret, certes, il dut avoir quelques tristes révélations de l’avenir, car
sa figure offrit alors une expression sinistre. En ce moment, l’âme de Julie semblait avoir
passé dans celle de l’officier. Une pensée plus cruelle que toutes celles qui avaient effrayé le
vieillard crispa les traits de son visage souffrant, quand il vit d’Aiglemont échangeant, en
passant devant eux, un regard d’intelligence avec Julie dont les yeux étaient humides, et dont
le teint avait contracté une vivacité extraordinaire. Il emmena brusquement sa fille dans le
jardin des Tuileries.
1. Le peintre François Gérard (1770-1837).
2. L’homme dont elle est amoureuse.
3. Napoléon.

Honoré de Balzac, La Femme de trente ans (1831)

Texte B

Dans Le Planétarium, Nathalie Sarraute restitue les mouvements intérieurs de l’être, qui
se dissimulent et affleurent derrière les paroles. L’intrigue du roman tourne autour d’un
couple de jeunes mariés.

Devant elle partout il déblayait, émondait1, traçait des chemins, elle n’avait qu’à se
laisser conduire, à se faire souple, flexible comme un bon danseur. C’était curieux, cette
sensation qu’elle avait souvent que sans lui, autrefois, le monde était un peu inerte, gris,
informe, indifférent, qu’elle-même n’était rien qu’attente, suspens…
Aussitôt qu’il était là, tout se remettait en place. Les choses prenaient forme, pétries par
lui, reflétées dans son regard… « Viens donc voir… » Il la prenait par la main, il la soulevait
de la banquette où elle s’était affalée pour reposer ses pieds enflés, regardant sans les voir les
fastidieuses rangées de Vierges aux visages figés, de grosses femmes nues. « Regarde-moi ça.
Pas mal hein ? Qu’en dis-tu ? Il savait dessiner le gaillard ? Regarde un peu ce dessin, ces
masses, cet équilibre…Je ne parle même pas de la couleur… » De l’uniformité, du chaos, de
la laideur, quelque chose d’unique surgissait, quelque chose de fort, de vivant (le reste
maintenant autour d’elle, les gens, la vue par les fenêtres sur des jardins, paraissait mort),
quelque chose qui tout vibrant, traversé par un mystérieux courant, ordonnait tout autour de
soi, soulevait, soutenait le monde…
C’était délicieux de le déléguer pour qu’il fasse le tri, de rester confiante, vacante,
offerte, à attendre qu’il lui donne la becquée, de le regarder cherchant leur pâture dans les
vieilles églises, chez les bouquinistes sur les quais, les marchands d’estampes. C’était bon,
c’était réconfortant.
Une sensation de détente, de sécurité retrouvée, a recouvert petit à petit la douleur, la
peur. Il est si ardent, si vivant, il y met une telle passion… C’est cela qui lui permet de
découvrir, d’inventer, cette ferveur, cette intensité de sensations, ces désirs effrénés. Elle se
sent bien maintenant. L’édifice ébranlé, vacillant, s’est remis petit à petit d’aplomb… C’est ce
qui lui manque à elle, cette passion, cette liberté, cette audace, elle a toujours peur, elle ne sait
pas… « Tu crois ? Chez nous ? Mais je ne vois pas… » Il riait, il lui serrait le bras… « La
grosse bête, non, pas celle-ci, voyons, c’est un fauteuil Voltaire, non, là, tendue de soie rose
pâle, la bergère2… » Elle s’était sentie d’un coup excitée, elle avait participé aussitôt, cela
avait touché un de ses points sensibles, à elle aussi, la construction de leur nid ; elle était un
peu effrayée… « Ca doit coûter une fortune…Pas ça chez nous, Alain ! Cette bergère ? » Elle
aurait plutôt, comme sa mère, recherché avant tout le confort, l’économie, mais il l’avait
rassurée : « Mais regarde, voyons, c’est une merveille, une pièce superbe…Tu sais, ça
changerait tout, chez nous… » Le mariage seul donne des moments comme celui-ci, de
fusion, de bonheur, où, appuyée sur lui, elle avait contemplé la vieille soie d’un rose éteint,
d’un gris délicat, le vaste siège noblement évasé, le large dossier, la courbe désinvolte et
ferme des accoudoirs… Une caresse, un réconfort coulait de ces calmes et généreux
contours…au coin de leur feu… juste ce qu’il fallait… « Il y aurait la place, tu en es sûr ? –
Mais oui, entre la fenêtre et la cheminée… ». Tutélaire3, répandant autour d’elle la sérénité, la
sécurité – c’était la beauté, l’harmonie même, captée, soumise, familière, devenue une
parcelle de leur vie, une joie toujours à leur portée.

1. Il supprimait les obstacles (émonder : élaguer).
2. Fauteuil large et profond.
3. Protectrice.

Nathalie Sarraute, Le Planétarium, © Gallimard (1959)

Après avoir découvert les deux textes, les élèves doivent répondre à la question suivante :

Question : Quel texte vous semble le plus réaliste ? Justifiez.

Début du cours

Comme le montre la copie de l'élève, les élèves ont d'abord été sensibles aux points communs entre les textes : des passages descriptifs dans les deux cas et un point de vue interne présent dans chacun des deux extraits. Nous utilisons des couleurs communes pour mettre en valeur, sous forme de colonnes, ces points communs.

Je leur demande alors d'envisager les différences qui apparaissent au-delà de ces similitudes. La présence du point de vue omniscient dans le texte de Balzac, alors que ce type de point de vue est totalement absent du texte de Nathalie Sarraute, permet de voir comment la conception du réalisme a pu évoluer entre le XIXème et le XXème siècle.

Le personnage féminin reste mystérieux dans cet extrait de Sarraute, alors que tout est dévoilé dans ce passage de La Femme de trente ans. Balzac décrypte tout, Sarraute ne livre que des fragments de vérité, que le lecteur doit savoir interpréter.

Fin du cours

En fin de cours, je leur livre différentes affirmations de Nathalie Sarraute, de façon à leur faire découvrir certaines spécificités du Nouveau Roman. Voici la question qui leur est posée :

En quoi ces affirmations de Nathalie Sarraute éclairent-elles d’un nouveau jour l’extrait de son roman Le Planétarium ?


« Dans Le Planétarium, ces mouvements agitent tout le monde, tous les personnages sont agités de tropismes. Ils se meuvent à l'intérieur d'un univers factice, le planétarium, qui est un petit univers construit par eux à leur mesure, un univers de lieux communs, une imitation d'un univers vrai qui serait quelque part au dehors et c'est vers ces imitations de vrais astres qu'ils se tendent, c'est parmi eux qu'ils se sentent à l'abri et aussi, parfois, à l'étroit. »
Mais on éprouve en les voyant comme une gêne, un malaise.
Qu'est-ce qu'ils ont ? On a envie de les examiner de plus près, d'étendre la main... Mais attention, un cordon les entoure. Tant pis, il faut voir. Il faut essayer de toucher... Oui, c'est bien cela, il fallait s'en douter. Ce sont des effigies. Ce ne sont pas les vrais Guimier. »


«  De tous mes romans, Le Planétarium est celui qui a obtenu le plus de succès. À la faveur d’un malentendu naturellement. On y trouve une intrigue, les personnages portent des noms et des prénoms. Le public n’a pas manqué de s’en réjouir. Il n’a pas vu le trompe-l’œil, ou plutôt il a aimé ce qui n’était qu’un trompe-l’œil. Il est tombé dans le piège que le livre lui tendait sans le vouloir. »

La discussion qui en découle permet de conclure l'analyse et d'aboutir à l'idée que la notion de réalisme est "piégée", au sens où les auteurs ne l'entendent pas tous de la même façon. Les élèves se sentent d'ailleurs plus proches du texte de Sarraute que de celui de Balzac.

Pour eux aussi, être réaliste signifie ne pouvoir tout savoir...

Gérald RENAUDOT


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